vendredi 14 novembre 2025

Hôtes d'Abraham et Noyade de Pharaon : L'Art des Récits Fragmentés dans le Coran

Pour de nombreux spécialistes [1], l'absence de vraie synonymie et la polysémie des mots sont une caractéristique de la langue arabe et du Coran. Geneviève Gobillot explique, pour bien faire comprendre le sens de l'absence de "vraie synonymie" : "un objet, quelle que soit sa nature, ne peut être nommé qu’au moyen d’un seul terme, sauf au cas où la pluralité des appellations a pour fonction de mettre en lumière les différents angles sous lesquels il est appréhendé" [2].

De la même manière, les histoires racontées dans le Coran, lorsqu'elles sont répétées dans diverses sourates, sont toujours racontées sous des angles différents de façon à ce qu'elles se complètent les unes les autres. Ainsi, en les juxtaposant, on arrive à avoir ces histoires de manière plus précise et détaillée. 






Prenons l'exemple de l'histoire des hôtes d'Abraham que sont les anges venus sous forme humaine chez ce prophète. Trois passages coraniques, sourates 51, 15 et 1 (voir les versets en bas de page), pris séparément ne semblent pas s'accorder au premier abord, mais une lecture plus attentive permet de lever cet a priori. 


Pour illustrer mon propos, il suffit de prendre deux exemples de l’épisode des hôtes d'Abraham :

➡️ premier exemple, lorsqu'Abraham vit que ses hôtes ne tendirent pas leurs mains pour manger la nourriture qu'il leur avait apportée, celui-ci prit peur. Les hôtes lui dirent de ne pas avoir peur et qu'ils sont venus à propos du peuple de Loth (11: 70). Ce qui fit rire l'épouse d'Abraham, à qui, en réaction, ils annoncèrent qu'elle enfantera Ishaq (Isaac) et, après Ishaq , Ya'qub (Jacob) (11:71). Mais dans la version du 51: 28, lorsque les hôtes disent à Abraham de ne pas avoir peur, ils lui annoncent la bonne nouvelle d'un enfant savant, et non pas qu'ils sont venus à propos du peuple de Loth comme indiqué dans la sourate 11. Au verset suivant (51: 29), la femme d'Abraham, en réaction, cria en se frappant le visage tout en disant : « Une vieille femme stérile... ». Tandis que dans la sourate 11, elle a ri à l'annonce des hôtes lorsqu'ils dirent être venus à propos du peuple de Loth.

➡️ deuxième exemple avec d'Abraham qui dit aux hôtes qu'ils (lui et sa femme) sont effrayés (wajilūn) par eux, lesquels répondent qu'il n'a pas à être effrayé (15: 52-53), alors que dans les deux autres passages (11:70 et 51: 28), Abraham pris peur (kha'if) d'eux sans leur dire oralement. Ce sur quoi les hôtes lui dire de ne pas avoir peur (la takhaf). 


Comment peut-on accorder ces trois différentes narrations qui diffèrent les unes des autres ? Cela ne peut s'expliquer que par les omissions volontaires que pratique le Coran. Ainsi pour bien comprendre la rhétorique coranique, on peut prendre l'exemple de l'histoire de Moïse avec ceux qui ont été noyés dans les eaux en Égypte avec Pharaon : 


📍deux passages coraniques de période mecquoise (28:40 et 51:40) précisent que ce sont Pharaon et ses troupes (junūd) qui furent engloutis. 

📍 pour deux autres passages (2:50 et 8:54) de période médinoise, ce sont tout du moins une partie de sa descendance mâle ainsi que Pharaon (āl fir'awn) qui ont été noyés.

📍enfin, dans un passage (43: 54-56) de période mécquoise, c'est une partie du peuple de l'Égypte qui a suivi Pharaon qui sont morts noyés avec lui.

C'est en juxtaposant ces catégories de populations que l'on arrive à avoir une vue complète des événements qui se sont déroulés. Pris à part, ces événements sont compris partiellement.


Proposition de lecture complète de l'histoire des hôtes d'Abraham dans les trois sourates :

Abraham fit entrer ses hôtes (51: 24) chez lui (51: 25 et 15: 52). Il leur ramena du veau rôti (11:69) et gras (51: 24), mais vit que leur main ne s'approcha pas du plat et pris peur (11:70 et 51: 28). Abraham leur déclara "nous sommes effrayés de vous" ["ina minkom wajiloun"] (15:52). Les anges lui répondirent qu'il n'a pas à avoir peur (51 :28 et 11:70) ni à être effrayé (15:53). Ils en profitèrent pour lui annoncer la bonne nouvelle d'un enfant savant (15:53 et 51: 28) et qu’ils étaient envoyé au peuple de Loth (11: 70). Abraham demanda comment une telle bonne nouvelle est possible alors qu'il est devenu vieux (15: 54). Les anges répliquèrent que cette bonne nouvelle lui a été révélé avec vérité, et qu'il ne doit pas être de ceux qui désespèrent (15: 55). Abraham posa alors cette question en forme de constat : "qui despère de la miséricorde de Dieu si ce ne sont les égarés" (15:56) ?" 

En entendant cela, la femme d'Abraham se mit à crier en se frappant le visage tout en disant qu'elle est vieille et stérile (51: 29). Les anges lui répondirent que c'est ainsi que Dieu a dit, car Il est Sage et Omniscient (51:30). 

Elle se mit alors à rire tandis qu'elle était debout. Les anges lui annoncèrent alors deux nouvelles supplémentaires : que son fils s'appellera Ishaq et que derrière Ishaq viendra Ya'qub, son petit fils (11:71). Elle demanda comment est-il possible qu'elle enfante alors qu'elle est vieille et que son mari et vieux aussi, cela lui paraissant étrange (11: 72). Les anges lui dirent comment peut-elle trouver étrange l'ordre de Dieu, Sa miséricorde et Sa bénédiction étant sur leur famille (11:73).

Lorsque l’effroi eut quitté Abraham et que la bonne nouvelle l’eut atteint, il se mit à discuter avec les anges à propos (en faveur) du peuple de Loth" (11: 74). 

[etc.]


Conclusion 

Le récit des hôtes d’Abraham illustre parfaitement la cohérence du discours coranique par fragmentation : chaque version ne répète pas, mais complète. Le Coran procède par touches successives, suivant une logique d’intention rhétorique et non de narration strictement linéaire. Exception faite pour la sourate 12, Youssef.

Ainsi, les récits coraniques répétés dans diverses sourates fonctionnent comme les notes successives d’un spectateur qui revoit un même film sous plusieurs angles, ajoutant à chaque fois de nouveaux détails. Ces variations narratives, avec leurs omissions volontaires, stimulent la réflexion et préviennent la monotonie. Elles répondent à la pédagogie divine d’une révélation étalée sur vingt-trois ans, durant laquelle l’attention des auditeurs comme des lecteurs est constamment maintenue.


Référence :


[1] Geneviève Gobillot cite de nombreux spécialistes musulmans qui défendent cette lecture de non synonymie dans le Coran. Le plus ancien étant Al-Tirmidhî (mort en 289/892) suivi par Abû Hilâl al-‘Askarî (linguiste khuzistanien m. vers 396/1005). Cette position a ensuite été soutenue par un certain nombre de grammairiens, comme Abû ‘Alî al-Fârisî (m. 377/987), Ibn Jinnî (m. 392/1002) et al-Jurjânî (m. 471/1078), cités par M. Shahrûr, qui a lui-même adopté le principe de non-synonymie pour sa lecture du Coran.

Gobillot Geneviève, dans Revue de Traduction et Langues Volume 20 Numéro 01/2021, article "Traduction du Coran et traduction selon le Coran : Aspects d’une Problématique Intemporelle", p.130.

[2] Ibid p.130














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