Les compagnons de la Caverne de la sourate 18 est un des passages les plus étudiés du Coran par les islamologues[1]. Malgré tout, leur nombre demeure jusqu'à ce jour un mystère. Ce passage coranique qui se trouve du verset 9 au verset 26, fait référence aux sept dormants d'Éphèse dont la plus ancienne version qui nous soit parvenue est en syriaque et attribuée à Jacques de Saroug (mort en 521) dans ses homélies, écrits au début du VIe siècle.
Il s'agit de jeunes monothéistes chrétiens qui fuirent leur peuple pour ne pas être contraint de se convertir au paganisme/polythéisme. Leur sommeil dura miraculeusement 150 ans selon Jacques de Saroug, mais cette question de la durée faisait également l'objet de débats chez les chrétiens de l'Antiquité, puisque « les autres versions de l’histoire donnent des nombres d’années très variés, bien que la plupart rapportent une durée de plus de trois cent ans »[2]. Selon Reynolds, « la difficulté de calculer la distance entre les règnes de Decius et de Théodose II a conduit à diverses estimations (principalement des surestimations) du temps que les jeunes ont passé dans la grotte », variant entre 350, 370 et 372 ans[3]. Le Coran, précise à ce sujet que leur sommeil dura 309 années (C.18 :25).
S'il y a de nombreux points communs entre ces deux textes (comme la persécution de ces jeunes croyants en un Dieu unique par les polythéistes de leur ville. Ceux-ci se refugient dans une grotte où il sont mis en sommeil par Dieu pendant des centaines d'années. Après leur réveil, ils furent reconnus par les descendants de ceux qui les persécutèrent, devenus entre temps des monothéistes, à cause de l'argent obsolète qu'ils voulurent utiliser pour acheter à manger), il existe toutefois des différences entre eux. Ainsi, des éléments racontés dans les homélies de Jacques de Saroug n'apparaissent pas dans le Coran (comme l'entrée de la grotte qui est murée puis démolie), de même que des éléments racontés dans le Coran sont absents des homélies de Jacques de Saroug. Comme dans le Coran 18:18 où Dieu retourne les compagnons pendant leur sommeil de leur coté gauche vers leur côté droit et inversement. Ou encore, toujours au même verset, où ils sont décrits comme paraissant éveillés alors qu'ils dormaient et étaient effrayants à voir au point qu'il est précisé que le Prophète lui-même aurait fuit s'il les avait vu dans cet état. Un dernier exemple, leur chien de compagnie (C.18 :22) est absent de ces homélies qui indiquent la présence d'un veilleur à la place. Toutefois,
« le pèlerin Théodose – qui voyagea dans la région d'Éphèse en 530 – décrit Éphèse comme la ville des "sept frères endormis, et du chien Viricanus à leurs pieds" (Théodose 1893 : 16) »[4].
G. Dye pense que la version orale qui précède l'écrit comportait le chien à l'origine mais cet animal a été volontairement remplacé par un veilleur « pour des raisons dogmatiques évidentes (incompatibilité avec le dogme de la résurrection de la chair) »[5].
On remarque que le Coran évoque les différentes hypothèses sur le nombre des compagnons de la caverne (v.22) sans désigner lequel disait vrai, ou tout du moins pas directement. En même temps, il est indiqué au verset 25 le nombre d'années de leur sommeil sans préciser s'il y a eu des divergences chez les chrétiens à ce sujet. Il semble en fait que ceux qui sont venus interroger le Prophète Muhammad à la Mecque (la sourate est mecquoise) demandèrent le nombre d'années de sommeil de ces jeunes en informant le Prophète de la divergence des opinons à ce sujet chez eux sans jamais le questionner sur leur nombre. Pour prouver la véracité de la mission prophétique, et qu'il pouvait être au fait des débats qui secouait les chrétiens, fut révélé au préalable les trois hypothèses qui évoquent leur nombre sans toutefois y répondre directement puisque cela n'avait pas été demandé. Puis, fut révélé la réponse en ce qui concerne le nombre d'années de sommeil sans préciser les différentes hypothèses qui existaient à l'époque puisqu'ils avaient probablement été racontés par les interlocuteurs au Prophète Muhammad. Précisons que selon Ibn Ishaq, ces questions ont été suggérées par des rabins de la ville de Yathrib (Médine) à la demande des mecquois polythéistes qui cherchaient à confondre Muhammad.
Examinons maintenant les controverses autour de leur nombre.
Selon Reynolds, « en mentionnant qu'il y a eu des disputes concernant le nombre des dormants dans la caverne et le temps durant lequel ils étaient endormis, le Coran ne présente pas seulement une connaissance des débats présents dans le christianisme syriaque, mais il entre également en polémique avec eux (Reynolds, Biblical Subtext, p.185) »[6].
Pour ce qui est de leur nombre précis, Mortensen affirme que le Coran « ne résout jamais vraiment cette question, de sorte que nous ne saurons jamais le nombre exact des dormants de la caverne »[7].
Cette affirmation semble indiquer qu'à ce jour personne n'a pu déterminer par le Coran leur nombre de manière certaine, ce que nous confirmera l'islamologue Geneviève Gobillot[8].
On remarque que la plupart des exégètes se sont concentré sur le verset 22 pour essayer de déterminer leur nombre exact. Cependant, ce verset à lui seul ne permet pas de lever le doute. En fait, on a besoin en plus d'un deuxième verset pour le déterminer de manière à ce qu'il ne subsiste aucun doute. Revenons d'abord au verset 22 qui relate le débat à ce sujet :
سَيَقُولُونَ ثَلَاثَةٌ رَّابِعُهُمْ كَلْبُهُمْ وَيَقُولُونَ خَمْسَةٌ سَادِسُهُمْ كَلْبُهُمْ رَجْمًا بِالْغَيْبِ وَيَقُولُونَ سَبْعَةٌ وَثَامِنُهُمْ كَلْبُهُمْ قُل رَّبِّي أَعْلَمُ بِعِدَّتِهِم مَّا يَعْلَمُهُمْ إِلَّا قَلِيلٌ فَلَا تُمَارِ فِيهِمْ إِلَّا مِرَاءً ظَاهِرًا وَلَا تَسْتَفْتِ فِيهِم مِّنْهُمْ أَحَدًا
C.18:22. "Ils diront : « ils étaient trois, le quatrième étant leur chien ». Et ils diront en conjecturant sur leur mystère qu’ils étaient cinq, le sixième étant leur chien et ils diront : « sept et le huitième étant leur chien ». Dis : « Mon Seigneur connaît mieux leur nombre. Il n’en est que peu qui le savent ». Ne discute à leur sujet que d’une façon apparente et ne consulte personne en ce qui les concerne."
Les savants musulmans semblent en majorité pencher pour sept compagnons en se basant entre autres sur l'avis du compagnon Ibn ‘Abbâs, sans toutefois apporter une analyse du texte coranique. Quant à l'argument qui s'appuie sur le verset 22 et qui semble faire le plus de consensus parmi les exégètes (information tirée de Geneviève Gobillot), il s'agit de la remarque de Muqâtil Ibn Sulaymân selon lequel le terme « et » (« wa ») a été rajouté dans ce verset entre les sept compagnons et le chien, contrairement aux deux autres hypothèses du verset où le « wa » est absent. C'est dire à quel point la thèse des sept compagnons semble manquer de solidité.
De toute évidence, ce verset laisse volontairement planer le doute. En effet, ce passage coranique relate les différentes hypothèses de l'époque sans donner une réponse claire. Ils étaient soit trois, cinq ou sept personnes. On peut au plus classer ces hypothèses de la plus faible à la plus forte. Il faut donc chercher des indices, si ce n'est des preuves, ailleurs.
Venons-en à l'autre verset en tenant un raisonnement très simple basé sur la grammaire arabe. Il s'agit du verset 19 :
وَكَذَلِكَ بَعَثْنَاهُمْ لِيَتَسَاءَلُوا بَيْنَهُمْ قَالَ قَائِلٌ مِّنْهُمْ كَمْ لَبِثْتُمْ قَالُوا لَبِثْنَا يَوْمًا أَوْ بَعْضَ يَوْمٍ قَالُوا رَبُّكُمْ أَعْلَمُ بِمَا لَبِثْتُمْ فَابْعَثُوا أَحَدَكُم بِوَرِقِكُمْ هَذِهِ إِلَى الْمَدِينَةِ فَلْيَنظُرْ أَيُّهَا أَزْكَى طَعَامًا فَلْيَأْتِكُم بِرِزْقٍ مِّنْهُ وَلْيَتَلَطَّفْ وَلَا يُشْعِرَنَّ بِكُمْ أَحَدًا
C.18 :19. "Et c’est ainsi que Nous les ressuscitâmes, afin qu’ils s’interrogent entre eux. L’un parmi eux dit : « Combien de temps avez-vous demeuré là ? » Ils dirent (قَالُوا "Qālū") : « Nous avons demeuré un jour ou une partie d’un jour ». Ils [les autres] dirent (قَالُوا "Qālū") : « Votre Seigneur (رَبُّكُمْ "Rabbukum") sait mieux combien [de temps] vous y avez demeuré (لَبِثْتُمْ "Labithtum"). Envoyez donc l’un de vous à la ville avec votre argent (بِوَرِقِكُمْ "Biwariqikum") que voici, pour qu’il voie quel aliment est le plus pur et qu’il vous en apporte de quoi vous nourrir. Qu’il agisse avec tact ; et qu’il ne donne l’éveil à personne sur vous."
Ainsi, l'un d'entre eux demanda combien de temps ils étaient restés ainsi à dormir. Ils dirent (قَالُوا « Qālū ») qu'ils sont restés ainsi un jour ou une partie d'un jour. Le mot قَالُوا , « Qālū », étant utilisé, cela montre qu'ils étaient minimum trois à répondre à la question d'une seule personne, car s'ils n'étaient que deux, le Coran aurait utilisé le duel قالا « Qālā ». À ce stade, ils sont au minimum quatre compagnons de la caverne. La première hypothèse mentionnée au verset 22, selon laquelle ils étaient trois, est donc à exclure.
Ce à quoi ils dirent (قَالُوا « Qālū ») que « votre Dieu sait mieux combien de temps vous y avez demeuré [...] ». Le verbe "dire" conjugué au pluriel قَالُوا « Qālū » montre également qu'ils étaient au minimum trois à répondre à au moins trois autres qui avaient supposé avoir dormi un jour ou une partie d'un jour. Car s'ils avaient été seulement deux à répondre, le Coran aurait aussi utilisé le duel قالا « Qālā ».
Ceci est confirmé par l'utilisation du terme لَبِثْتُمْ « Labithtum » (« vous y avez demeuré ») qui indique que le groupe de ceux qui pensaient avoir dormi un jour ou une partie d'un jour était d'au moins trois personnes, car s'ils n'étaient que deux, le Coran aurait utilisé là aussi le duel لَبِثْتُما « Labithtumā ». Même remarque pour ْ بِوَرِقِكُمْ « Biwariqikum » (« votre argent ») et رَبُّكُمْ « Rabbukum » (« votre Seigneur ») qui sont au pluriel et non au duel.
Ainsi, nous avons au minimum trois personnes d'un coté, et trois autres personnes au minimum de l'autre. Soit au moins six compagnons de la Caverne. La deuxième hypothèse mentionnée dans le verset 22 qui dit qu'ils étaient cinq personnes dans la Caverne est donc aussi à exclure. Il ne reste donc que la dernière hypothèse, celle qui affirme qu'ils étaient sept.
On sait maintenant que l'avis qui affirmait qu'ils étaient sept était la bonne pour le Coran mais que cet avis était minoritaire à l'époque du Prophète Muhammad (car le verset 22 dit « Il n’en est que peu qui le savent »). Finalement, le Coran prend pleinement part au débat en donnant de manière indirecte leur nombre : il y avait deux groupes dont l'un était composé de trois personnes, et l'autre de quatre personnes.
Ajoutons que le Coran est précis, c'est pourquoi il utilise bien le duel quand cela est nécessaire. On peut citer pour illustrer notre propos trois versets où deux personnages coraniques y sont cités en utilisant le verbe « dire » conjugué au duel « Qālā » :
- C.7 :23 au sujet d'Adam et de son épouse
- C.20 :45 pour Moïse et Aaron
- C.27 :45 pour David et Salomon.
Il y a un dernier élément qui est important à mentionner. Selon Reynolds, « Dans le mēmrā de Jacques et l’Histoire Ecclésiastique de Jean d’Éphèse, ils sont au nombre de huit, mais dans l’Histoire Ecclésiastique de Zacharie de Mitylène, et dans la plupart des textes ultérieurs, ils sont sept »[9].
On remarque que les nombres de trois et cinq compagnons mentionnés dans le Coran ne semblent pas avoir de correspondance dans les sources syriaques, grecques ou latines. Tandis que le nombre de huit, attesté dans le Mēmrā de Jacques et l’Histoire ecclésiastique de Jean d’Éphèse, ne figure pas dans le Coran. Le seul nombre commun aux traditions coraniques et aux écrits chrétiens est celui de sept compagnons. Est-ce un hasard ?
En fait, le Coran semble avoir délibérément exclu l’hypothèse des huit compagnons, sûrement parce qu’à l’époque de Muhammad, cette version n’était plus en vigueur. Quoi qu’il en soit, le fait que le Coran n’ait pas évoqué cette hypothèse à cette époque indique que, dans l’esprit de vérité qui anime la révélation, celle-ci ne pouvait pas être la bonne.
Notes et références :
[1] Le Coran des historiens, p.702
[2] Stewart, Qu’ran Seminar, DE GRUYTER, 2017, p.218
[3] Gabriel Said Reynolds, The Qur’an and Its Biblical Subtext, Routledge édition , 2019, p.185
[4] Reynolds, Quran Seminar, p.217
[5] Dye, Quran Seminar, p.216
[6] Mette Bjerregaard Mortensen, Le Coran des historiens, Les éditions du Cerf, 2019, tome 2a, p. 706
[7] Le Coran des historiens, p. 701
[8] Les savants musulmans anciens n'avaient pas remarqué la subtilité cachée qui permet de trouver leur nombre réel. Toutefois, il s'avère finalement que le chercheur indépendant Ahmed Amine a trouvé une vidéo récente, qui date de près d'un an avant cet article (ce dernier fut terminé en mars 2025 mais pas publié) d'un musulman qui étudit les sciences religieuses où celui-ci expose la même méthode que celle de cet article pour déterminer le nombre de compagons : https://youtu.be/CXrDozFaPoc?si=XeF3ALheEHdRp0mM
Reste la satisfaction personnelle d'avoir compris le raisonnement coranique sans aucune aide, ce qui est déjà beaucoup. L'utilité de cette publication demeure, puisqu'elle permet de vulgariser une connaissance nouvelle.
[9] Gabriel Said Reynolds, The Qur’an and Its Biblical Subtext, Routledge édition , 2019, p.185
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