samedi 18 octobre 2025

Ni morts violentes, ni abandon divin des prophètes : l'exemple de Yahyā (Jean-Baptiste) dans le Coran

Sommaire 


- 1. Introduction 

- 2. L’absence de mention explicite de morts violentes de prophètes 

- 3. Lecture alternative du verbe « qatalū » (ils tuèrent) 

- 4. La logique coranique de la protection divine des envoyés 

- 5. Le nom Yahyā comme symbole

- 6. Yahyā chez les mandéens

- 7. Yahyā dans la tradition islamique

- 8. Conclusion 






1. Introduction : 

La tradition islamique, influencée par les Isra’īliyyāt et des constructions post-coranique, affirme souvent que plusieurs prophètes, notamment Yahyā (Jean-Baptiste) et Zakariyyā (Zacharie), ont été tués. Pourtant, une lecture attentive du Coran, appuyée par l’analyse linguistique et contextuelle, invite à remettre en question cette lecture. Aucun prophète explicitement nommé dans le texte coranique n’y est décrit comme ayant été tué, et certains versets-clés allant dans le sens du meurtre peuvent être interprétés autrement que de façon littérale.


2. L’absence de mention explicite de morts violentes de prophètes 

Le Coran relate les parcours de nombreux prophètes (Ibrāhīm, Mūsā, Nūḥ, Hūd, Ṣāliḥ, Shu‘ayb, Lūṭ, etc.) sans jamais leur attribuer une mort violente. Au contraire, ils sont tous sauvés par Dieu dans des situations critiques. Le cas de 'Īsā (Jésus) est le plus emblématique : son exécution est explicitement niée, Dieu l'ayant élevé vers Lui (S.4:157-158). Mais il n'est pas le seul à être sauvé de ses bourreaux puisqu'il y a aussi Ibrāhīm que Dieu sauve du feu (S.21:68-70 ; S.29 :24 ; S.37 : 97-98).


Quant à Yahyā, l'information est plus subtile. On remarque que le verset 19:15 annonce sa mort au futur (يموت), "Que la paix soit sur lui le jour où il naquit, le jour où il mourra, et le jour où il sera ressuscité vivant ! ". Or, cela indique qu’il était encore vivant au moment de la révélation coranique puisque dans le verset qui précède celui-ci, Dieu raconte à Muhammad (ﷺ) l'histoire de Yahyā au passé sauf concernant sa mort et sa résurrection qui sont mises dans le verset 15 au futur. Cela a pour conséquence qu'au moment de la révélation coranique, Yahyā n'était pas encore mort. Pourtant, malgré que les traductions sont toutes d'accord sur le fait que sa mort est mise grammaticalement au futur, aucun spécialiste n'a fait cette déduction. Sûrement parce que ni les Évangiles, ni les apocryphes n'évoquent de près ou de loin cette possibilité. Pour les chrétiens, il y a consensus concernant la mort violente de Jean le Baptiste (Yahyā), comme pour Jésus, puisque clairement indiqué dans l'Evangile selon Mathieu (14:1-12), et selon Marc (6:14-29). De plus, ce qui peut accentuer aussi la confusion, c'est le fait que les termes utilisés au verset 15 pour Yahyā sont identiques à ceux concernant Jésus au verset 33, à la différence que cette fois-ci c'est Jésus, encore bébé, qui s'exprime. Il est donc normal qu'il parle de sa mort en utilisant le futur : "Et que la paix soit sur moi le jour où je naquis, le jour où je mourrai, et le jour où je serai ressuscité vivant ". 


وَسَلَامٌ عَلَيْهِ يَوْمَ وُلِدَ وَيَوْمَ يَمُوتُ وَيَوْمَ يُبْعَثُ حَيًّا (C.19:15)


وَالسَّلَامُ عَلَيَّ يَوْمَ وُلِدتُّ وَيَوْمَ أَمُوتُ وَيَوْمَ أُبْعَثُ حَيًّا (C.19:33)


3. Lecture alternative du verbe « qatalū » (ils tuèrent) 

Certains versets, comme 2:61, 3:112 ou 4:155, mentionnent que les Enfants d’Israël auraient tué des prophètes injustement : « ويقتلون النبيين بغير الحقّ ». Mais cette formule reste générique et ne nomme aucun prophète. De plus, le verbe « qatala » peut, selon le contexte, signifier : combattre, agresser, rejeter violemment. De nombreux exégètes musulmans mais aussi des islamologues comme Geneviève Gobillot ou le penseur indépendant et réformiste Muhammad Sharour reconnaissent cette polysémie. Le style coranique évite systématiquement d’associer la mort par meurtre d'un prophète identifié.


4. La logique coranique de la protection divine des envoyés 

Le Coran insiste sur la protection de Dieu envers Ses messagers :

« En vérité, Nous secourons Nos messagers... » (S.40:51) « Dieu vous protégera des gens » (S.5:67). De même pour Moïse et Haroun qui craignaient d'être mal traités par Pharaon, Dieu leur répondit « Ne redoutez rien ! En vérité, auprès de vous, J’entendrai et verrai ! » (S.20:45-46).

Cette promesse récurrente plaide contre l’idée que Dieu laisserait Ses envoyés être tués. La cohérence du message coranique semble plutôt aller dans le sens d’une protection des prophètes contre la mise à mort par leurs opposants.


5. Le nom Yahyā comme symbole coranique de survie prophétique 

Dans la sourate Maryam (19:7), Dieu donne à l’enfant de Zakariyyā le nom de « Yahyā » :

« Ô Zakariyyā, Nous t’annonçons la bonne nouvelle d’un garçon dont le nom sera Yahyā. Nous n'avons jamais donné ce nom à personne auparavant. »

Des orientalistes ont affirmé que le Coran s'est trompé en affirmant que le prénom Yahyā, qu'ils ont identifié à Jean Baptiste, « Yôḥānān » (יוֹחָנָן), est le premier nom porté par un mâle puisque qu'en réalité ce prénom en Hébreux se trouve 27 fois dans la Bible hébraïque. Le prénom existait bien avant la naissance de Yahyā, selon eux (lire l'article de islamic Awareness en bas de page). Cependant, bien qu'il s'agit du même personnage, il s'avère que ces deux prénoms sont différents. Si l'on regarde la Bible en langue arabe, le Yahyā (يحيى) du Coran y est désignée par Yuhanna (يوحنا). Il avait donc très probablement deux prénoms, à l'instar d'autres prophètes comme Jacob qui s'appelait aussi Israël (le Coran l'indique aussi), Abraham qui s'appelait aussi Abram, ou encore Muhammad (ﷺ) qui s'appelait aussi Ahmad. Pour les mandéens Jean-Baptiste s'appelle Yahia-Yuhana, ce qui suggère qu'il avait deux prénoms différents, Yahia faisant référence à Yahya du Coran, et Yuhana à Yuhanna de la Bible.


Quelle distinction entre ces deux prénoms ?

Il s'avère que le nom « Yahyā » dérive de la racine ḥ-y-y (ح-ي-ي), qui évoque la vie. Il signifie littéralement « celui qui vit » ou « celui qui a reçu la vie ». Le Coran insiste sur l’originalité de ce nom jamais donné auparavant, ce qui suggère, outre l'affirmation qui est assez surprenante, on verra pourquoi, une intention théologique forte. Par contraste, le nom hébreu de Jean le Baptiste, « Yôḥānān » (יוֹחָנָן), signifie « Dieu fait grâce » et ne renvoie pas directement à la vie ou à la survie.


Revenons au fait surprenant. Dans la tradition hébraïque antique, aucun nom équivalent à Yahyā dans le sens de « vie » n’est porté par un personnage biblique. Le nom Ḥayyīm (חַיִּים), pourtant dérivé de la même racine ḥ-y-y et signifiant « vie », n'apparaît pas comme prénom dans la Bible hébraïque ni même, semble t-il, dans les documents du judaïsme du Second Temple (manuscrits de Qumrân, écrits de Flavius Josèphe, inscriptions funéraires du Ier siècle) [1]. 

Ce prénom, Hayyim, commence à être attesté à l’époque talmudique, notamment chez les Amoraïm (IIIe–Ve siècle), par exemple :

• Rabbi Ḥayyim bar Ukva, mentionné dans des sources rabbiniques [2].

Cela confirme que le nom était déjà utilisé à la fin de l’Antiquité mais pas à l'époque de Yahyā ni avant. Il ne devienra populaire chez les Juifs qu’à partir du Moyen-âge [3]. 


Quoi qu'il en soit, ce qui est essentiel à retenir c'est que le nom Yahya qui renvoie à la vie n'a effectivement jamais précédé ce prophète chez les Hébreux. Pourtant, une telle connaissance nécessite pour le Coran d'avoir une maîtrise intertextuelle difficilement concevable pour l'époque si l'on accepte qu'il est d'origine humaine. Car pour affirmer que ce prénom (renvoyant à sa signification) n'existait pas avant ce prophète, cela nécessite un niveau de connaissance biblique (la Torah et l'Evangile), de la Torah orale (principalement le Talmud), des apocryphes tant juifs que chrétiens, mais aussi linguistique, historique et culturelle extrêmement fine et poussée. En effet, tous ces livres auraient pu indiquer un personnage avant l'époque de Yahyā qui portait le prénom Hayyim dans le sens de la vie. Ce qui est d'autant plus étonnant quand ont sait que le Coran a été révélé au septième siècle dans la zone reculée du Hijaz.

Ce choix coranique du nom Yahyā renvoyant à sa signification pourrait au final être lu comme une réponse subtile à la tradition biblique qui affirmera la mort violente de Jean le Baptiste. Dans cette optique, Dieu indique de manière indirecte et ingénieuse que ce prophète est vivant, qu’il est gardé par Lui, et qu’il ne saurait être abandonné aux bourreaux.


6. Yahyā chez les mandéens

Les mandéens sont une communauté religieuse gnostique ancienne originaire du Proche-Orient principalement présente aujourd'hui en Irak, en Iran et dans la diaspora en Occident. Ils vénèrent Yahyā Ibn Zakariyyā (Jean-Baptiste fils de Zakarie) comme leur principal prophète, jugeant Jésus et Moïse de manière critique (étant une communauté ayant précédé l'islam, leurs textes anciens n'évoquent pas Muhammad (ﷺ) mais ils rejetent aussi ce prophète). Certains chercheurs pensent qu'ils ont émergé au début de l'ère chrétienne (Ier - IIIe siècle). Leur livre principal est le Ginza Rba (le Grand Trésor) mais ils ont aussi d'autres écrits comme le Draša d-Yahia (L'enseignement de Yahyā). 

Chez les Mandéens, le Draša d-Yahia enseigne que Yahyā (Jean le Baptiste) n’est pas tué, contrairement à ce qui est indiqué dans les Évangiles qui évoque sa décapitation. Leur tradition insiste plutôt sur sa protection spirituelle, son élévation ou ascension au monde de la Lumière après avoir terminé sa mission. Pour eux, leur prophète est mort la tête sur ses épaules, il n'a pas été tué [4].


7. Yahyā dans la tradition islamique 

Le fait que d'après la tradition, Yahyā soit cité dans l’épisode de l’ascension nocturne (mi‘rāj) aux côtés de Jésus dont le Coran affirme qu'il n'a pas encore connu la mort, pose question. En effet, Dieu affirme dans le Coran (S.4:157-158) avoir élevé Jésus auprès de Lui pour qu'il échappe à la mort par exécution. Or, la tradition rapporte que lors de son ascension au cieux, Muhammad (ﷺ) a rencontré au deuxième ciel Jésus et Yahyā en même temps avec lesquels il a parlé, ce qui pourrait indiquer que ces deux prophètes étaient en vie, en chair et en os. Car si Jésus était en chair et en os, puisque sauvé par Dieu et elevé vers Lui, alors, il paraît logique que Yahyā, qui était à ses côtés au deuxième ciel, l'était aussi. Pour ce qui est des ouvrages de savants anciens comme Ibn Kathir avec "L'authentique des prophètes" ou la "Chronique de Tabari", qui racontent la mort violente de Yahyā et Zakariyyā, ils se sont appuyés sur les Isra’īliyyāt (les récits des gens du Livre).

Enfin, terminons avec un constat : les recueils de hadiths qui rapportent les propos du Prophète Muhammad (ﷺ) n'évoquent jamais la mort de Yahyā. Le prophète ne confirme pas sa mort contrairement aux Évangiles qui affirment son exécution, alors qu'on a vu que le Coran indique subtilement qu'il n'avait pas encore connu la mort au moment de la révélation coranique. 


8. Conclusion   

Une relecture attentive du Coran, à la lumière de sa rhétorique et de sa grammaire, montre que ni Yahiā ni aucun prophète qui y est mentionné n’a connu une mort violente. Bien au contraire, le Coran soutient que Dieu n'abandonne jamais Ses prophètes. La tradition qui affirme le martyre de certains d’entre eux provient de sources influencées par les narrations bibliques. Sinon, comment expliquer que Dieu sauve certains prophètes ('Īsā, Ibrahim et bien d'autres) et en laisse d'autres se faire tuer ? Cette lecture alternative rend à Dieu la cohérence de Sa justice et de Son engagement envers Ses envoyés. C'est une question qui mérite d’être débattue chez les savants musulmans et au sein des sciences islamologiques contemporaines.







Référence et notes :

[1] Note : Le prénom Yahyā en langue arabe ne semble pas avoir existé avant la révélation coranique, selon Arthur Jeffery :

"... there appears to be no trace of the name [i.e., Yaḥya] in the early literature [of the Arabs]." (Arthur Jeffery, The Foreign Vocabulary Of The Qur'an, 1938, Oriental Institute: Baroda, p. 291.)

https://www.islamic-awareness.org/quran/contrad/external/yahya?utm_source=chatgpt.com

[2] voir :

• Benzion C. Kaganoff est une autorité dans le domaine des noms juifs.

• Alfred J. Kolatch est une source populaire, souvent utilisée pour des études de noms juifs.

• Brown–Driver–Briggs Lexicon est un outil linguistique indispensable pour l’analyse des racines hébraïques.

[3] https://books.openedition.org/pan/1018?hl=fr-FR

[4] JOHN THE BAPTIST AND THE LAST GNOSTICS THE SECRET HISTORY OF THE MANDAEANS de ANDREW PHILLIP SMITH



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